Éric Rondepierre et Joachim Séné dans d’ici là n°7
samedi 14 juin 2014
Tous les numéros de la revue d’ici là à 1,99€ du 4 au 30 juin

Dans le cadre de la promotion sur les numéros de la revue d’ici là, proposés à 1,99€ sur publie.net, du 4 au 30 juin, nous sommes heureux de vous proposer ces différents numéros de la revue en mettant tour à tour l’accent sur un extrait, un portfolio d’images, tout en vous présentant son auteur.
Le septième numéro de la revue d’ici là est consacré au temps : Le présent n’est que la crête du passé et l’avenir n’existe pas.
« L’écrivain n’a pas pour tâche de créer du nouveau de l’original, mais d’être expert dans l’art de l’imitation. Imiter, c’est, avons-nous dit, mimer un affrontement pour combler le manque, l’écart, afin de faire advenir de la présence. Savoir imiter le futur toujours déjà là, toujours d’une certaine façon présent, contre le passé qui ne demande qu’à céder pour le réaliser, tel est le pouvoir de celui qui aime. »
La méprise, Vladimir Nabokov, Gallimard, Collection Folio n°2295, 1991, pp.31-32.
Aujourd’hui, le temps vu par l’artiste Éric Rondepierre, et le lieu décrit par Joachim Séné, dans ce septième numéro de la revue :
Lieu
Une ville, des bâtiments qui dessinent les contours d’une grande place. Sur ce lieu visité pour la première fois, projeter, pour le comprendre, tous les lieux de notre mémoire, projeter les architectures connues sur l’architecture inconnue comme pour fabriquer soi-même le lieu, le rendre nôtre mais, par ce geste, le rendre ancien, le transformer en
amalgame de souvenirs, lui retirer sa nouveauté, sa singularité pour le faire basculer, d’un regard, dans un passé qui n’appartient qu’à nous sans pouvoir être autre chose que le lieu présent, foulé au moment même où les images-souvenirs affluent, charriant le connu en dehors de nous et dans ce flux tenter d’attraper le monde qui nous entoure et ne plus savoir, dès lors, différencier le reconstruit du construit, l’amas de souvenirs de la pierre réelle qui sculpte le lieu.
Un lieu du quotidien, trop vu ne plus le voir, mémoire cache interne, pas de rafraîchissement de la page, son existence est théorique, devenue statistique.
En un lieu visité une seconde fois, longtemps après une première fois oubliée, revenir par hasard et tout d’abord projeter sur lui tous les lieux de la mémoire pour le comprendre
et, pendant ce procédé, surprendre la projection du lieu lui-même sous sa forme souvenir et par-dessus son propre réel, cela au milieu de la projection des autres lieux,
déjà projetés lors de la première visite, mais cette fois-ci modifiés car revisités depuis et projetés alors sous leur nouvelle forme, ou un mélange de la forme de l’ancien souvenir
et de celle du plus récent et là, dans ce confus débit, quant au lieu lui-même, deviner l’arbitraire, le faux, le mensonge en nous, gardé et, alors, voir le lieu déformé par le temps en nous plus encore que par le temps du monde et les intempéries
sur le lieu lui-même.
Un lieu du quotidien, en découvrir un détail jusqu’à présent caché à notre vue, ou si inutile que masqué par notre vue habituée et découvrir alors telle dynamique du lieu, tel relief, telle propriété et cela sous un angle original (allongé sur le dos, venant d’une route inhabituelle, dans un miroir, sur une photo mal cadrée), ou sous un éclairage rare (éclipse, lampe de poche, lustre éteint pour le gâteau d’anniversaire et ses bougies), ou sous un revêtement inattendu (première neige de l’hiver, sable d’une tempête venue de loin, fleurs roses d’une allée d’arbres implantés récemment, orage diluvien), découvrir alors une finesse ou un grain jamais vus, une fragilité ou une solidité dont on ne se doutait pas ; avoir l’impression, fugitive, de vivre ici pour la première fois simplement en voyant au mur la marque d’un cadre oublié, la deuxième couche de peinture jamais passée sur ce tiroir, une marque de crayon sous la table ; en extraire d’autres souvenirs, de qui avait posé le cadre, de qui avait choisi la peinture, de qui a laissé cette marque.
Un lieu jamais visité, connu par images, films, brochures, fictions, on-dit, témoignages directs et indirects et ainsi reconstruit, devenu personnel, un lieu en nous à la fois partagé
par beaucoup (il est possible d’en discuter entre personnes qui ne l’ont jamais visité), un lieu dont tout le monde parlera mais que personne ne peut voir en nous, ce lieu là que nous connaissons, ce lieu qu’en fait nous-mêmes ne pouvons pas voir est une expérience de pensée de lieu proche de l’expérience de pensée de ceux qui l’ont visité puis oublié avec en eux le souvenir du lieu comme un autre lieu qu’ils auraient intérieurement reconstruits s’ils ne l’avaient jamais visité, mélange d’autres lieux projetés sur celui-là au moment de leur visite, ou soi-disante visite, détériorant le lieu, le rendant
autre, à leur insu.
Et si le temps qui nous traverse était comme ces lieux ? Temps-souvenir, lieux-époques visités et revisités, déformés par les opérations de mémoire, époque jamais connue que l’on nous a racontée, époque connue mais scène oubliée, reconstruite par les souvenirs des autres, reconstruite et déformée : se voir en un lieu dont nous avons perdu trace
en nous, mais s’y voir à travers la narration d’un événement auquel on nous assure que nous avons pris part. Souvenir d’enfant passé par ce tissu mémoriel, de cette période sans trace en nous mais dont nos prédécesseurs en ces lieux se souviennent — ils nous le racontent assez souvent — avec variations involontaires, chacun leur point de vue et en nous le montage filmique se joue des vérités contradictoires et des omissions volontaires, s’enrobe d’un générique ne signalant pas que toute ressemblance avec des personnes ou situations existantes ou ayant existé n’est pas que fortuite coïncidence mais habile reconstruction, fiction nécessaire pour mieux approcher, peut-être, ce qui s’est passé ? Temps mensonge dont l’incertaine géographie nous est vitale, chronologie capricieuse aux chemins sans jalons, sans bornes non plus car l’histoire est sans fin rapportée, discours aux variations infimes et signifiantes pour qui les noterait, racontées sans fin pourtant les histoires finissent bien par se perdre, car on ne peut pas remonter le fil des générations bien loin, tout ce qui se dit et se répète ne l’est donc sans doute pas suffisamment ? Où sont passés les souvenirs ? Où est passée l’Histoire ? Souvenir du passé, passé-souvenir, ruines où nous marchons, perdus comme un habitant de Pompéi revenant aujourd’hui dans sa ville et qui ne la reconnaîtrait pas, nous posons le pied sur une vieille pierre moussue sans trop y regarder, risquant de tomber.
- Le voyeur (Plans de coupe) tirage argentique sur aluminium, 80 x 120 cm, 1989
Sommaire du numéro :
Bande son : Voxfazer : Le temps. Pierre Ménard : Ostinato rigore. David Christoffel : Poussepousse. RadioMentale : Una Dolce Notte.
Les auteurs :
Michel Brosseau, Daniel Cabanis, Cali Rezo, Nicolas Carras, Anne Collongues, David Christoffel, Charles Dionne, Samuel Dixneuf, Michèle Dujardin, Claude Favre, Jean-Yves Fick, Stéphane Gantelet, Christophe Grossi, Maryse Hache, Déborah Heissler, Sabine Huynh, Louise Imagine, Christine Jeanney, Stéphane Korvin, Sergey Larenkov, Christian May, Pierre Ménard, Juliette Mézenc, Gréogory Noirot, Isabelle Pariente-Butterlin, Julien Pauthe, Charles Pennequin, Cécile Portier, Daniel Pozner, RadioMentale, Mathieu Rivat, Éric Rondepierre, Christophe Sanchez, Anne Savelli, Joachim Séné, Jean-Pierre Suaudeau, Jérémy Taleyson, Florence Trocmé, Guillaume Vissac, Voxfazer.
Éric Rondepierre est artiste et écrivain, il à réalisé de nombreuses expositions en France et à l’étranger et publié plusieurs livres aux éditions du Seuil (Placement, La nuit Cinéma), Léo Scheer (Toujours rien sur Robert, Carnets) et Filigranes (Contrebandes, Apartés, Moires).
Dans sa première série de travaux Excédents (1989-1993), il présente des images entièrement noires avec un sous-titres venant des version originales des classiques du cinéma étranger. Le résultat s’apparente aussi bien au registre de l’autobiographie qu’à la pratique du détournement humoristique.
Dans Parties Communes (2007), des photographies extraites de ses « Agendas » dialoguent avec des images du cinéma muet.
Découvrir les travaux d’Éric Rondepierre sur son site.
Il a publié plusieurs ouvrages chez Publie.net : Hapax, Roman, Sans, C’était, La Crise et Arthur Maçon.
Voir en ligne : Revue d’ici là n°7